J'avais écrit cette nouvelle dans le cadre d'un concours dont le thème était "l'eau". Je n'ai eu aucune récompense. Peut être aurai-je celle d'avoir quelques commentaires de lecteurs.
LES MAINS MOUILLEES
« Allo, c’est Lola ». La jeune fille en jean et polo délavés était allongée sur un moelleux sofa dans ce logement spacieux à la déco contemporaine. Aujourd’hui on dirait « loft ». Panneaux de la dernière nouveauté sur les murs, trompe l’œil avec chapiteau antique pour donner encore davantage de perspective à la vaste pièce et des lambeaux de toile, histoire de donner un côté savamment négligé à cet intérieur luxueux. Lola n’était pas spécialement d’une grande beauté. Ses cheveux longs tombaient en bandeau comme des algues, un peu poisseux. Elle avait le teint pâlot et ses yeux étaient trop fardés sous l’arceau des sourcils, rimmel bon marché et crayon khôl violet. Elle insistait toujours sur le crayon au bord des paupières. Ça agrandit les yeux. Elle avait lu ça dans les journaux, chez le dentiste. Lola ajusta ses lunettes tout en s’assurant que Madame Merleau n’arrivait pas à l’improviste. Lola parlait à sa meilleure copine, celle qu’elle avait rencontrée en colo il y a quelques années, à Saint Malo.
Lola, elle n’habitait pas dans ce loft, vous l’avez compris. Juste de passage, pour laver les pavés, les waters et astiquer le pommeau de la douche. Aussi loin qu’elle s’en souvenait, elle avait toujours eu les mains mouillées.
Lola Fontaine. Une semaine avant sa naissance, le gynéco avait dit à sa mère, « Vous inquiétez pas, vous l’aurez votre petit taureau ». Le Docteur Wasser de Haguenau, un alsacien de pure souche, inspirait toute confiance. Il avait fait naître une ribambelle de petits Max, Fritz, Lorelei, Frantz. Raté, elle était arrivée avec deux jours de retard sur la date prévue. Raté, elle n’était pas ce Laurent, le Taureau dont rêvait sa mère, mais une petiote toute maigre, née sous le signe des Gémeaux. D’ailleurs sa mère ne savait pas comment l’appeler. On lui avait dit que c’était un garçon, alors elle n’avait pas pensé à un prénom de fille. La veille de sa naissance, la mère avait dit à son mari, « Regarde les Match que la voisine m’a fait passer, moi je vais me coucher, je suis vannée.». Au petit matin, quand elle avait senti un flux tout chaud inonder le lit, elle s’était écriée, « C’est quoi l’eau là ? » Alors onze heures plus tard, après l’accouchement sans péridurale, alors qu’elle était encore à moitié dans les vaps et que la sage-femme lui demandait comment s’appelait la fillette qui venait de naître, elle avait lâché dans un souffle « Lola ». C’est tout ce qui lui était venu à l’esprit. Quant à son père, il avait préféré ne rien raconter à sa femme sur sa lecture de la veille au soir et notamment l’accident du Barrage du Malpasset qui l’avait ébranlé. Lui qui travaillait à la régie des eaux, il était saturé de toutes ces matières aqueuses.
Lola, depuis le berceau était habillée en bleu, toujours à cause de ce garçon qui était annoncé. Mais elle aimait bien ça finalement. Toutes les autres filles à l’école avaient toujours un ruban ou un pull rose, mais elle ne portait que du bleu, ciel, marine, mais toujours du bleu. Pour son baptême, elle ne s’en souvenait pas, bien sur, mais on le lui avait raconté, le curé qui crevait de chaud avait mélangé de grosses gouttes de sueur à l’eau bénite et il avait dit « Lola, je te baptise avec cette eau là, l’eau pure et cætera et cætera ». Comme le bénitier était vieux et tout fendu, il y avait à la place un seau en plastique. Ça c’était sur, car elle avait encore une photo toute violette d’un appareil polaroïd, à impression instantanée. Apparemment ça n’avait pas été de la rigolade car à voir son visage tout convulsé, la fameuse eau sur sa tête n’avait pas fait de miracle. Le curé, affolé par les réactions de la petite avait renoncé à humidifier la tête et avait fini par tremper les menottes de Lola dans le seau, directement.
Alors aujourd’hui, quand Lola Fontaine, essore la serpillère de Madame Merleau dans un seau couleur rose, assorti au manche à balai et à la petite pelle pour la poussière, elle n’est pas étonnée. C’est normal, ça coule de source, quoi. Dès le berceau, elle a senti que son cerveau, son cadeau, son château seraient plus ou moins liés à un caniveau laissant s’écouler un liquide déjà façonné par de multiples usages. De toute façon le cycle de l’eau, c’est toujours comme ça.
Quand elle avait visité un château médiéval, avec la classe, elle avait regardé par-dessus le pont levis, des douves remplies de vase. Elle n’avait pas pensé à ressembler à la princesse Raiponce mais plutôt à cette Cendrillon, version avant sa virée au bal, toujours en loques. Oh, parfois, elle pensait à des bateaux, des tableaux, des oiseaux qui la faisaient s’échapper de son destin tracé comme les lettres de la machine à écrire sur le papier, avec un carbone pour faire la pelure du chrono. Le dirlo de la communale avait dit à son père « Votre Lola, elle pourrait faire un bon travail de bureau, ou serveuse avec son plateau rempli de menthe à l’eau ou de beaujolais nouveau, en équilibre au milieux d’une forêt de zigoteaux ». Son cerveau n’était pas fait que d’eau mais la bureaucratie, ça ne la branchait pas. Pas plus que de laver les couteaux et de cuisiner les poireaux de l’auberge du Coteau. Il y avait donc eu beaucoup d’eau sous les ponts, sans soupir, sans même un soupirant et Lola avait passé son certificat d’études dans l’indifférence générale. Même le Docteur Wasser avait proposé à sa mère de la prendre dans son cabinet, pour remplir les dossiers. Mais Lola n’avait vraiment pas envie de voir défiler les utérus, les vagins, les fibromes et autres règles douloureuses. Rester au fourneau, non plus, elle ne s’y voyait pas. Faire cuire des gâteaux avec la chaleur du four et la tête rougeaude du boulanger, elle ne pouvait s’y résoudre. Larder et ficeler des rôtis de veaux, servir des fricandeaux et plumer des pigeonneaux, ce n’était pas rigolo. Coudre des manteaux, des rideaux, des paletots, tricoter des écheveaux et décorer des chapeaux ne lui convenait pas. Lola aurait bien aimé s’occuper de nettoyer des peaux, de les lotionner, d’estomper les rides de clientes soucieuses de leur apparence. Mais la formation coutait trop cher. Elle avait oublié. Travailler à la piscine ? L’odeur du chlore l’incommodait.
Elle prépara un trousseau. Qui sait un jour un garçon laisserait son pinceau, son marteau ou son escabeau dans son petit studio qu’elle louait dans les faubourgs de Haguenau. Un gars du pays, peut être connu du Docteur Wasser, peut être même beau et même pas un petit penchant pour le bordeaux. Elle l’imaginait doux comme un agneau, lui glissant l’anneau. C’était un peu à l’eau de rose son histoire mais ça ne faisait pas de mal de penser à des choses agréables.
Elle entendit la clef de Madame Merleau tourner dans la serrure de la porte. D’un bond elle raccrocha précipitamment le téléphone et quitta le canapé. Le seau vacilla et une flaque s’étala sur le sol. Lola sentit les larmes inonder ses pupilles dilatées par la confusion et la honte.
Marie-Odile Merleau s’avança sans prêter attention à Lola. « Voilà, c’est ici. Pablo, j’aimerais que vous me refassiez toutes les peintures. » Lola croisa le regard bleu du jeune ouvrier vêtu tout de blanc et muni de multiples pinceaux et sentit comme un chalumeau à l’intérieur de sa poitrine. Elle vit dans ses yeux un océan, une plage de sable fin, une planche de surf survolant les rouleaux. De ses mains, quelques gouttes tombèrent sur le marbre beige, comme des perles.
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